Ils ne mouraient pas tous,
mais tous étaient frappés
Sophie Bruneau,
Marc-Antoine Roudil
ADR Production,
Alter ego Films
2005, 80 min.



Quatre séquences d'écoute et de dialogue. Caméra fixe. Trois positions possibles
dans un espace bureau plutôt exigu.
Cadre tourné vers le soignant, tantôt à droite, tantôt à gauche.
Contrechamp.
Cadre tourné vers l'employé(e)/patient, tantôt à gauche, tantôt à droite.
Plan fixe centré sur la table, les deux cadrés à droite et à gauche du champ visuel.
Les séquences durent une quinzaine de minutes chacune.
Séquence une : une employée dans une usine de médicaments parle
du stress lié à son poste d'empaquetage. Elle a trente-cinq à quarante ans, est
d'origine maghrébine. Ce qu'elle raconte, dans un premier temps off, et d'abord
de manière confuse, c'est la montée de tension qu'elle ressent
suite aux licenciements et au "dégraissage" du personnel autour d'elle.
Elle est maintenant seule, et subit, seule, les brimades, les pressions liées
à un surcroît de responsabilités.
Elle pleure.
Séquence deux : une aide-soignante dans un foyer de vieux. On lui demande de faire
ce pour quoi elle n'a pas été formée (le travail d'un infirmier).
Lorsqu'elle résiste, ce sont des brimades, des menaces et des réprimandes en public.
Séquence trois : un cadre quadragénaire en dépression nerveuse qui doit se fixer
lui-même d'objectifs "toujours meilleurs" que ceux fixés l'année précédente
tout en s'interdisant de mettre ses propres employés sous pression.
Séquence quatre : une femme qui a passé 18 ans dans un magasin, humiliée,
sa dignité écrasée car elle est renvoyée de son poste
de responsable de magasin vers celui de manutentionnaire.
Son patron veut vendre la boutique et écrase tout ce qui pourrait l'en empêcher.

Autant de cas de souffrances provoquées par les nouvelles conditions de travail
et par l'intériorisation d'un ensemble de valeurs qui place le "bon" travail,
l'estime gagnée par le fait de bien travailler, au coeur de son système.
La démonstration est sans réplique. Comme le cinéma a déjà pu le constater
(on pense à quelques fictions françaises de ces dernières années) le monde du travail
contemporain, morcelé, individualisé, responsabilisé, aux liens sociaux fragilisés,
est un enfer. Et il est d'autant plus apte à être vécu comme un enfer que
ses victimes épousent les valeurs qu'il prétend valoriser.
Une dernière séquence, longs travellings autour d'un table, permettent aux quatre
soignants de partager avec Christophe Dejours, auteur du livre Souffrance en France
une réflexion sur le travail d'écoute, de réorientation, de soins, exécuté.


Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau ont adopté pour ce film la posture d'un
Raymond Depardon. Ils le font avec grâce et intelligence, utilisant les possibilités
théâtrales d'un cadre de manière aussi experte que leur maître.
C'est à la fois la force et le problème du film.
Car la posture du disciple se défend d'un point de vue cinématographique. On peut
décider que le langage et le positionnement esthétique d'un grand maître marchent
parfaitement pour le discours que l'on veut faire passer, et ainsi le film devient
copie et hommage.
C'est un peu embêtant lorsque la même attitude de disciple et de maître se retrouve
doublée dans la représentation elle-même. La séquence autour de la table, aussi
intéressante soit-elle, est un cours où le maître (ici Dejours) discute avec ses
disciples pour tirer au clair les explications de leurs expériences. Il y a un enfermement
dans un carré où la posture "maître-disciple" du style se dédouble de la posture "sage parlant-
caméra enregistrant" du contenu et qui interdit toute distance. La distance qui manque ici
est celle qui séparerait les cinéastes de leur objet, qui transformerait leur film
en hypothèse de recherche, qui indiquerait une volonté de jeu, d'interrogation,
et qui le ferait se départir de son statut actuel, un peu trop platement
démonstration et exégèse. C'est un peu surprenant de la part de deux cinéastes
qui, lorsqu'il s'agissait de filmer les drames familiaux autour d'un bureau de notaire,
ont montré beaucoup de finesse, d'humour et de liberté vis-à-vis de leurs personnages.
Cette remarque ne vise nullement à amoindrir l'immense utilité de ce film et le service
que nous font les cinéastes en inscrivant sur la pellicule - et dans le débat public -
ces faits, ces paroles.
Il s'agit juste d'exprimer un peu de regret pour le travail de questionnement social
et cinématographique qu'il aurait pu, en outre, être.

vu en novembre 2005, Festival Traces de vie
Michael Hoare.