9m2 pour deux
Jimmy Glasberg et José Cesarini
Agat Films & Co, Lieux fictifs,
Arte France
2005, 94 min.



Deux problèmes de réalisation sont posés, et résolus, par le long métrage
9m2 pour deux.
Par quel dispositif transmettre l'expérience de la prison vécue par un prisonnier ?
Par quel dispositif transférer le regard du filmeur à l'objet du film,
la personne filmée ?
Après, hors film, se pose la question déontologique : à quoi sert-il de faire
des ateliers de prise de vues et de formation du regard dans des prisons ?

Le dispositif imaginé par Lieux fictifs (Caroline Caccavale) est à la fois puissant
et simple.
Au sein d'une cour intérieure de la prison des Baumettes a été construit
un plateau de cinéma, et sur ce plateau une fausse cellule, un décor de cellule,
fermée, aux mouvements forcément restreints, qui reproduisait en détail l'ambiance,
la disposition, les objets présents dans les cellules. Seul changement,
il n'y avait pas de plafond donc on pouvait éclairer à sa guise, et l'extérieur,
vers lequel débouche apparemment la fenêtre, n'existe pas.

A l'intérieur de cette cellule de jeu, on met un couple de prisonniers qui
commencent à jouer. Ils représentent ce qu'est la vie dans les cellules,
les petits échanges, les confidences, les moments de tension, de frustration.
Et ils se filment l'un l'autre. La caméra change de main et vise l'un ou l'autre
des participants à ce jeu.

Le film est structuré en séquences dont la longueur varie entre huit et
quinze minutes. Chaque séquence constituant une " scène " dans la dramaturgie de
la tension montante qui est la structure narrative d'ensemble du film.
Il y a des personnages qui reviennent, des couples qui se reforment autrement,
des moments de vide, de creux, d'ennui. Jour et nuit, gaieté et extrême agacement,
curieusement peu de violence, une variété d'émotions humaines que l'on peut
ressentir de très près, tant est forcément proche l'angle du regard de la caméra,
tant est forcément exacerbé le rapport à l'autre imposé par le confinement.

Ce dispositif extrêmement fort produit une œuvre pas tout à fait comme ce qu'on a
déjà vu sur la prison, une sorte de journal de bord composé et joué collectivement.
Il s'agit de fictions d'un réalisme grinçant, d'une esthétique volontairement
granuleuse et sale, d'une force brute qui épouse celle de la plupart des personnages.

La grande réussite de ce film est que cette fiction, cet exercice de représentation
sous contrôle des réalisateurs qui se tenaient à l'extérieur de champ du jeu,
nous transmet quelque chose de ce que doit être l'expérience vécue de l'enfermement,
ce qui en fait déjà pour le spectateur, mis mal à l'aise, une dénonciation
extrêmement brutale.

Après, par la pureté et la puissance de sa démarche fictive, il justifie tout
ce qui a été tenté depuis des années par des " ateliers " de vidéo et de réalisation
dans les prisons, mais dont les productions, jusqu'à celle-ci, m'ont toujours
posé problème.

Le problème posé est comme un incontournable composant du procédé :
qu'est-ce qui fait que le prisonnier participant ne sort pas perdant de l'échange
auquel nous, spectateurs, sommes convoqués ? Certes, on veut bien s'imaginer
qu'il s'ennuie peut-être un peu moins pendant les séances de formation ou
de discussion, ou que cela peut l'amuser de jouer avec les petits bourges
bien intentionnés qui se pointent sous le couvert du ministre de la justice
le temps de jouer aux dispensateurs d'une nouvelle mouture de la culture destinée
au bas peuple. Mais au-delà de la réalité de son existence comme passe-temps ou
comme rupture de routine, que gagne un prisonnier à participer à ces jeux qui
donnent des films où tout le bénéfice (psychologique, en reconnaissance sociale,
souvent financier) coule vers celle ou celui qui n'est pas enfermé ?
La plupart du temps, on est obligé de répondre " rien ".
Or ici force est de constater que la réponse doit être autre. Nous sommes obligés
de reconnaître que l'expérience de l'emprisonné a passé, a été transmise.
Son vécu, sa façon de voir, de penser, de formuler nous sont comme injectés
derrière la rétine et reconstitués dans nos cerveaux. Plus que par n'importe quelle
interview, on comprend. En cela les prisonniers participants sont gagnants,
puisqu'ils ont réussi à nous secouer dans notre propre humanité. Ils ont gagné
des alliés, forcément. Et peut-être cela justifie-t-il l'ensemble des efforts,
l'ensemble des pratiques d'ateliers et de filmages en prison que nous avons suivis
depuis près d'une vingtaine d'années en France avant d'arriver
à cet aboutissement simple, pur, d'un pouvoir d'imposition absolu.


Vu au festival " Traces de vie ", novembre 2005, Clermont Ferrand
MH