"JOURNAL" de David Perlov
Plongée à l'intérieur du regard d'un artiste israélien juif de gauche




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Regarder les six heures du Journal de David Perlov fait entrer le spectateur dans l'esprit et l'univers d'un israélien, juif, d'origine brésilienne sur une période de presque trente ans entre 1973 et 2001. Un israélien juif de gauche. Comment pense, comment voit, comment parle et se parle quelqu'un qui nous est si étranger et si proche, cet israélien juif de cette gauche-là ? Qu'est-ce qu'il se raconte dans la vie ? Qu'est-ce qu'il nous raconte? Comment voit-il les choses ? De quoi est révélatrice cette façon-là de voir ?

Nous apprenons que M. Perlov est un homme de famille. C'est un point que moi, spectateur, je partage avec lui. Les rapports avec sa femme et ses filles jumelles occupent une bonne partie du film à toutes les époques. C'est aussi un homme qui filme ses appartements successifs, ses accidents de santé, ses visites en Europe, son retour aux sources enfantines au Brésil, c'est un homme qui filme avec sympathie la visite de ses amis et des membres de sa famille, des écrivains, critiques, artistes, professeurs et habitants, pour l'essentiel, de l'intelligentsia de Tel Aviv. C'est un homme qui filme ses passages à vide, ses moments d'attente, sa rage à ne pas pouvoir travailler sur les projets qu'il affectionne. Là aussi, les résonances d'identification avec ce spectateur-ci sont fortes. Il aime aussi filmer le moment qui passe, peu importe son contenu. Le temps, le passage devient objet d'intérêt, quelque chose à scruter, dont le sens mérite que l'on s'y attarde pour le révéler, peut-être, un peu. Une femme dans une rue ventée. Un carrefour banal avec des ouvriers qui passent. Les mimiques d'une de ses filles devant un miroir. Puis on n'est jamais très sûr : le commentaire de David Perlov est celui d'un observateur dans un rapport fragile et incertain au monde. Il ne nous assomme pas de ses vérités ou de ses dogmes, même si la narration est quasiment continue d'un bout à l'autre du film.

C'est aussi un homme branché sur la planète et son devenir politique, un peu comme tout le monde, à travers le cordon ombilical de la télé. Donc les défaites de la gauche, l'arrivée au pouvoir de Béguin et du Likoud, la guerre du Sinaï, l'invasion huit ans plus tard du Liban, les massacres de Sabra et Chatilla, les manifestations contre la guerre qui sont les seuls moments où le cinéaste descend dans la rue pour y prendre part. Ce sont des événements vécus, filmés et commentés comme des désaveux. Comme si le spectateur de la vie qu'il était jugeait très mal le film que les politiques et la société israélienne mettait en scène à la télévision. Un film dont lui-même, cinéaste, était quand même un figurant bon gré, mal gré.

Ce désaveu est communiqué autant par le regard et le filmage que par les paroles. David Perlov n'est pas avare de commentaires, mais ses remarques sont plus aptes à s'adresser aux problèmes de cadrage, de temps, de personnages, de lumière qu'au sens du conflit historique dans lequel son pays est pris. Ainsi la longue séquence dans l'avant dernier épisode où il cadre une porte cochère et une partie de la cour dans l'immeuble parisien où il se rétablissait après un accident cardiaque à Paris. Le temps se distend parce que, grâce à un financement étranger, il peut enfin tourner comme il veut et autant qu'il veut.

Cette longue séquence est entièrement empreinte d'une sorte de nostalgie future, un regret à ne pas éternellement être en compagnie de ces enfants, cette concierge, ce pas-de-porte devant lequel on devine des passantes et des passants mystérieux et fugitifs. Il dit bonjour, au revoir, à un cadre, à une possibilité de filmer, de capter le mystère des événements. Il nous fait part sans arrêt de son émerveillement de pouvoir filmer, la magie de l'existant et du vivant. La magie et la fragilité d'être en vie. L'homme qui nous parle est un auteur et un peintre. Contrainte ou auto-contrainte par les échecs successifs et répétés de ses projets auprès des décideurs israéliens il travaille son film comme un pêcheur qui suspendrait ses fils dans l'eau pour capter la résonance du Réel, les questions soulevées par les cadres qu'il surprend. La vie et sa manière à lui d'être dans la vie, suspendu tout entier à une interrogation de son regard, sont les sujets de ses films et c'est ce qui les rend si attachants, émouvants, sensibles et, puis sur un tout autre plan, si terrifiants.

Car une telle sensibilité rend surprenant l'absence de la vie qu'on ne voit pas. A Tel Aviv il n'y a pas d'arabes. Eyal Sivan répète volontiers que c'est un cas unique parmi les grandes métropoles de l'occident. La Palestine n'existe pas. Les seuls arabes que l'on voit dans le film sont les cadavres télévisés de Chatilla et l'ex président destiné à être assassiné, Sadate, en train de faire ses discours, également télévisés.

David Perlov donc est un israélien juif de gauche, contre la guerre, pour un règlement négocié avec les Etats voisins, qui ne filme les arabes qu'à travers l'écran de la télé. Est-ce qu'on peut en déduire que les arabes d'Israël et les arabes de Palestine ne l'intéressaient pas. Même pas. Dans un film plus tôt projeté à Lussas pendant la même journée, A Jérusalem, des enfants et des familles arabes étaient bien présents, et joliment filmés. Il nous faut croire que plutôt que d'un désintérêt, les arabes israéliens et palestiniens souffraient tout simplement de leur invisibilité. Pour David Perlov, et peut-être pour beaucoup d'autres comme lui, ces gens-là ont simplement cessé d'exister comme problème à résoudre, comme dissonance dans la coulée tranquille de sa vie.

Sur l'occupation, sur la colonisation qui sont les actes fondateurs de l'Etat dans lequel il vit, il n'a rien à dire. Une phrase de son commentaire dans le premier film nous informe qu'il avait voulu rejoindre Israël (après un long détour à Paris) dans un élan nourri à la fois par des idéaux socialistes des kibbutzim et nationalistes du sionisme. Il n'est pas parti du Brésil fuyant des exactions ou des persécutions anti-sémites. Mais il trouvait que l'Etat d'Israël était une réponse justifiée aux exactions de l'anti-sémitisme européen. Peut-être cette conviction qui prend dans le film la transparence d'une évidence était renforcée par son long séjour en France. Il ne faut pas oublier: si l'histoire de l'Etat d'Israël est à jamais fusionnée avec la politique d'extermination des nazis, l'idéologie sioniste qui le fond est à jamais chevillée à l'anti-sémitisme européen et surtout français, dont la grande révélation pour les pères du sionisme avait été l'affaire Dreyfus.

Pour David Perlov à Tel Aviv, l'idéalisme socialiste des kibbutz a vécu. Le nationalisme sioniste perdure. Perlov ne parle qu'en passant de l'un ou de l'autre dans son journal. Mais ils existent pour le spectateur que je suis par les questions que je pose sur leur absence. Ce sont les lacunes qui révèlent l'inconscient du sujet parlant, et l'histoire des arabes palestiniens sont une grande lacune pendant toutes ces six heures, une sorte de cadre, une sorte d'oeillère. On regarde ce qu'on regarde parce qu'on ne voit pas autre chose. Et cette autre chose, parfois, on choisit de ne pas la voir. Peut-être la ville de Tel Aviv tout entière est une sorte de décor pour un spectacle qui vise précisément à enterrer cette histoire, à nier cette autre réalité enfouie. De même que progressivement la ville de Jérusalem semble se transformer en décor pour mettre en scène les étudiants hassidiques qui s'y trouvent. Les arabes évidemment ont de moins en moins de place dans un tel projet. Le journal de David Perlov transmet ce décor comme limite mais aussi comme lumière.

Or que faire? Cela ne sert à rien de « dénoncer » quoi que ce soit. D'abord, le réalisateur est mort et nous ne pouvons que souhaiter la paix pour son âme si jamais elle existe quelque part. Et ensuite son aveuglement, si nous pouvons le caractériser ainsi, n'est une commodité guère rare sur la terre. Les allemands d'aujourd'hui et les polonais d'aujourd'hui vivent très bien. Les jeunes de ces pays se baladent de manière insouciante et inconsciente dans les rues où d'autres ont vécu. Ils ne voient pas qu'ils habitent un pays où une culture et un peuple ont disparu, ont été massacrés et liquidés. Ces fantômes-là ne font pas partie de leur champ de vision. Les morts ne jettent même pas l'ombre d'un ombre. Les ghettos et les quartiers juifs où une intelligentsia prospérait, où des études se menaient, où un commerce multiforme se pratiquait sont invisibles. Il faudrait une machine à remonter le temps qui ferait superposer les plans du passé sur le présent pour qu'on se rende compte que quelque chose de terrible est arrivé. C'est peut-être une des fonctions du cinéma.

Pour ces jeunes qui passent, l'occasionnelle plaque commémorative ne soulève pas de commentaire ou d'intérêt. Cela fait partie de « l'histoire », un sujet peu passionnant qu'on travaille à l'école pour avoir sa moyenne et passer à autre chose. Les américains vivent leur occupation d'un territoire conquise de la même manière, les pays construits par l'esclavage, dont le Brésil, de même. Le passé c'est le passé et les victimes des crimes du passé ne poussent pas de cris, ne saignent plus. Ils ne s'agitent pas dans les JT et sont commodément muets.

Donc, en Israël, à Tel Aviv, au milieu d'une grande ville pacifique, juive, l'absence de palestiniens, l'absence d'arabes ne provoquent aucun bruit, ne fait pas partie du cadre mental et spirituel qui nourrit les remarques et les observations de David Perlov. Pourtant Israël n'est pas un pays avare de commémorations et de « jours du souvenir ». Mais on choisit les gens dont on veut bien se souvenir. A chacun ses victimes, peut-être est-ce encore une habitude vivace du tribalisme humain ?

Que faire d'un tel constat ? Est-ce attristant, voire terrifiant ? A mon sens, oui, car cela veut dire que les tribus des êtres humains (et nations et pays ne sont que de grandes tribus) continuent de régler leurs conflits par l'unique recours au rapport de forces superposées, que les jeunes grandissent dans les états de fait ainsi créés, que des générations successives se complaisent dans une situation construite sur l'accumulation de crimes pré-existants mais devenus invisibles, oubliés. Les palestiniens ne sont pas plus à regretter au coeur du Tel Aviv moderne que les indiens au coeur de Miami. Pourtant les palestiniens existent encore. La question de leur co-existence avec les juifs n'est pas réglée. A l'encontre des villages indiens sur le site de Miama, le sang n'a pas été totalement lavé, les maisons détruites continuent d'être détruites, les traces restent prégnantes. Pour celui qui veut les voir, dont certains cinéastes, ces choses, ces horreurs sont grandement visibles. La meilleure manière de commémorer les morts de l'holocauste ne serait-il pas de se battre pour les droits des persécutés vivants ? Y compris les palestiniens.

C'est en cela que le regard porté à notre réflexion par le Journal de David Perlov reste en grande partie étranger au nôtre. Je ne peux accepter cette invisibilité, cette acceptation de l'inconscience qu'elle communique. L'éthique du regret, la morale de la mémoire, la conscience de l'unicité et de l'universalité de la souffrance humaine et de la capacité des hommes à en créer doivent devenir des éléments de la conscience universelle des hommes. Elles ne peuvent pas seulement être portées que par celui ou celle qui veut bien, qui le fait volontairement et intentionnellement. Arbitrairement, comme ça. Je pensais, moi, que c'était un des enseignements des périples du peuple juif. Je pensais quand j'étais plus jeune que c'était un des composants de l'identité juive. Mais c'est une erreur monumentale. Ce n'est pas parce qu'on a terriblement souffert comme collectivité de la cruauté et de l'aveuglement des hommes et de la politique, que l'on est forcément plus sensible à la souffrance des autres, à l'absence de l'Autre chassé.

C'est ce que prouve aussi le Journal de David Perlov. C'est ce que prouve l'histoire de l'Etat d'Israël. Cinquante ans de pouvoir sur un bout de terre et sur un peuple d'indigènes occupés, dispersés, écrasés ont suffi pour rendre invisible, inperceptible cette sensibilité, dite « libérale » aux Etats-unis, à la lutte contre l'intolérance et les discriminations envers les minorités, une sensibilité formée à travers des milliers d'années d'errances et de discriminations.

Cela donne pour moi spectateur qui ai regardé ces six heures d'un bout à l'autre un étonnant renversement de perspective. Je me suis rendu compte à quel point les auteurs cinéastes critiques vis-à-vis du sionisme et de ses effets sont minoritaires (les Sivan, Mograbi, Segal, Mer Khamis etc.). La vision que communique Perlov est probablement beaucoup plus proche de la vision « moyenne » de l'israélien « moyen ». Pour dépasser les souffrances de cette région, il va falloir travailler avec cette amnésie humaine-là. Heureusement le cinéma peut nous communiquer non seulement des réalités ordinairement invisibles, mais aussi des manières autres de percevoir le poids historique invisible du Réel.

Michael Hoare 7/10/07